Comme souvent dans les œuvres de Franck Rezzak, le regard se perd dans un chaos de formes, de décors et de personnages qui constituent ce qui pourrait bien être une histoire, mais dont on peine à restituer la narration. La structure rhizomatique met en scène, sur plusieurs niveaux, un espace-laboratoire sophistiqué, lieu probable d’une expérience à grande échelle, dont on ne peut identifier clairement ni les étapes, ni les enjeux.

Dans un paysage lunaire et hostile, des humanoïdes futuristes expérimentent froidement des machineries complexes, manipulent des corps et compilent des données. Au-dessus d’eux, deux créatures en captivité, androgynes et kinky, sont l’objet de toutes leurs observations. La scène d’examen à laquelle nous assistons n’est pourtant pas aussi fantaisiste que l’on pourrait le croire, le dispositif spéculatif n’expose pas seulement le théâtre d’un monde humano-dégénéré. Cette étrange vitrine traduit également, en termes plastiques, un discours archéologique sur les imaginaires de la « technoscience », et la vanité de ses prétentions. Entre fascination et regard critique, Franck Rezzak joue sur l’ambiguïté de ces représentations tout aussi prospectives que fantasmées.

D’un côté, il s’amuse des premières mythologies contemporaines, cristallisées essentiellement dans la science-fiction vintage, et valorise le potentiel créatif de ce merveilleux moderne (la boule à plasma rappelant par exemple les expériences magico-électriques de l’ingénieur Tessla). De l‘autre, il se montre sceptique quant à l’avenir d’une humanité qui prendrait précisément ces rêves-là pour réalité, en actualisant le cauchemar de voir l’homme devenir un être hydrocéphale suréquipé, sans consistance charnelle, ni affective… une post-humanité qui en viendrait à déployer une logistique démesurée pour expérimenter les derniers spécimens d’êtres désirants… Car il s’agit bien ici d’illustrer le risque d’une désaffection libidinale, de la perte de la chair qu’encourt la civilisation technologique. Scandés en fond, des vers de René Daumal, poète décadent du siècle passé, en donne à cet égard une image forte, en forme d’hymne nihiliste : Je suis mort parce que je n’ai pas de désir / Je n’ai pas de désir parce que je crois posséder / Je crois posséder parce que je n’essaie pas de donner / Essayant de donner, on voit qu’on a rien… Parce que la vision d’avenir semble obstruée, Franck Rezzak choisit de ré-imaginer les archaïsmes.

En brouillant des temporalités, le plasticien tente de falsifier la chronologie en refondant les origines, et d’imaginer une histoire alternative ou parallèle qui conjure la vision de cet avenir douteux. Confrontant les codes esthétiques du mobilier, du graphisme et de l’architecture depuis les années 20 (art nouveau, Bahaus et pistolets à neutrons), il installe une composition exigeante et travaillée, qui réorganise et met en tension les éléments temporels et stylistiques. A partir de cette nouvelle matrice imaginative, c’est un autre futur qui s’invente, un univers coloré de pure fantaisie, comme l’image nostalgique d’un temps qui n’aurait jamais été.

Florian Gaité, février 2012

René Daumal,  Le Mont analogue, Paris, Gallimard, 1952:

Je suis mort parce que je n’ai pas de désir.
Je n’ai pas de désir parce que je crois posséder.
Je crois posséder parce que je n’essaie pas de donner.
Essayant de donner, on voit qu’on a rien.
Voyant qu’on a rien, on essaie de se donner.
Essayant de se donner, on voit qu’on est rien.
Voyant qu’on est rien, on désire devenir.
Désirant devenir, on vit.

Portfolio pdf / LA CHAMBRE DU DEVENIR / ROOM OF BECOMING